02/05/2014: Lettre de protestation d’un électeur qui refuse le vote électronique
Ce 25 mai 2014, l’auteur de cette lettre protestera contre le système de vote électronique non contrôlable par les citoyens-électeurs qu’on lui impose pour la 10e fois. Il le fera en se rendant dans le bureau de vote qu’on lui a désigné et refusera de voter après avoir remis une copie de la lettre qui suit, lettre qu’il aura auparavant envoyé à la présidente de son canton électoral.
À l’attention de Madame Ann Bodenstab Juge de Paix
Présidente du Bureau principal du Canton électoral d’Ixelles
Rue Alphonse de Witte, 28
1050 Bruxelles
Copie au Président du bureau de vote n° 56 de la commune d’Auderghem
Concerne : Elections régionale, fédérale et européenne du 25 mai 2014 / refus de voter par le truchement du vote automatisé
Madame,
J’ai reçu, il y a peu, ma convocation électorale. Pour la dixième fois (!), je suis mis dans l’obligation d’exercer mon devoir d’électeur au moyen d’un système de vote automatisé. Ce système prive les électeurs de toute possibilité de contrôle des opérations électorales : il leur est impossible de lire ce qui se trouve sur la carte magnétique qui leur est remise, ni avant ni après le vote et ils ne peuvent savoir ce qui s’y trouvera indiqué après son passage dans l’urne électronique. Il n’y a plus de dépouillement ; ce sont des machines qui décodent les disquettes provenant des urnes électroniques.
Le législateur a confié la tâche de vérifier le bon fonctionnement des élections aux présidents des bureaux de vote, aux assesseurs et aux témoins des partis. Depuis l’introduction du vote électronique, aucune de ces personnes n’est en mesure d’affirmer que tout s’est déroulé correctement, car ce sont des machines qui opèrent, non pas sous leur contrôle mais sous celui d’experts en informatique : si une machine tombe en panne, le président du bureau de vote fait appel à un technicien d’une firme privée désignée à cet effet. Qui peut affirmer qu’aucun vote ou décompte n’est perdu ou modifié lors de cette intervention ?
Le législateur a bien décidé que des experts, désignés par les assemblées parlementaires, surveilleraient l’ensemble des opérations électroniques avant et pendant les élections. Mais dans leurs rapports concernant chacune des élections précédentes, les experts désignés par les divers parlements constataient que, dans la pratique, seuls les techniciens des sociétés qui avaient installé les systèmes étaient en mesure de les contrôler efficacement.
Mais même si ces experts contrôlaient vraiment les systèmes informatiques utilisés, il n’en resterait pas moins que la grande masse des électeurs se verrait toujours dépossédée de toute possibilité de contrôler elle-même les élections. Et c’est bien là le fond du problème : avec le vote électronique tel qu’il est organisé en Belgique, il n’y a plus de contrôle citoyen des élections, ce qui est pourtant un principe de base de la démocratie représentative.
Si on excepte le cas de l’Estonie qui permet, sans obligation, le vote par Internet (ce qui empêche tout contrôle du secret des votes), dans l’ensemble de l’Union européenne, la Belgique est le seul Etat à s’obstiner dans la voie de l’automatisation des opérations électorales (émission et comptabilisation des votes). Ailleurs, là où le vote électronique était à l’essai, les autorités ont abandonné ou arrêté la progression du projet.
C’est ainsi qu’en Irlande les machines à voter, achetées il y a dix ans, n’ont jamais été utilisées et ne le seront jamais. En Allemagne, en 2005, la Cour constitutionnelle a déclaré illégal le système de scrutin imposé à près de 2 millions d’électeurs car il ne permet pas le contrôle des opérations électorales par les électeurs. En Italie, toutes les expérimentations ont été abandonnées suite au scandale qui a éclaté concernant des manipulations malveillantes lors des opérations de totalisation automatisée des votes en 2006 (des votes blancs auraient été transformés en vote Berlusconi). En France le Ministère de l’Intérieur recommande de ne plus investir dans les machines à voter et, parmi la petite minorité de villes qui s’en étaient équipées (moins de 3 % des électeurs étaient concernés), plusieurs ont renoncé à les utiliser. Au Royaume-Uni et en Finlande, on a renoncé au vote électronique après des essais jugés non concluants. Les Pays-Bas, seul Etat qui imposait le vote électronique à une majorité de ses citoyens, y a définitivement renoncé en mai 2008.
En Belgique, un débat de fond a enfin été organisé au niveau fédéral en juin 2008, après 17 années d’« expérimentation » du vote électronique. A cette occasion, une majorité d’experts ont démontré à quel point le système utilisé en Belgique depuis 1991 est inacceptable, principalement parce qu’il rend les élections totalement incontrôlables par les citoyens-électeurs. Les rapports des collèges d’experts désignés par les différents parlements ont, de plus, relevé de nombreux incidents qui ont souvent retardé la disponibilité du résultat de l’élection ; mais ils ne disent rien des incidents qui auraient pu fausser les résultats sans être détectés.
Dans le rapport « BeVoting. Etude des systèmes de vote électronique » rédigé par un consortium d’universitaires à la demande des administrations fédérales et régionales et rendu public en décembre 2007, on peut lire que le système électronique utilisé en Belgique ne répond pas aux exigences du Conseil de l’Europe en la matière [1]. Plus loin, les auteurs concluent « que le vote électronique entièrement automatisé ne convient pas - à l’heure actuelle - pour la Belgique » [2].
Le rapport de l’O.S.C.E. concernant les élections de juin 2007 condamne également notre système à cause de son manque de contrôlabilité.
Le matériel informatique qui sera encore une fois utilisé le 25 mai dans 39 communes wallonnes et 17 communes bruxelloises (dont celles du canton d’Ixelles) est ancien et périmé : dans la Région de Bruxelles-capitale, les machines les plus anciennes datent de 1994, les plus récentes de 1998. Prolonger la vie de ce vieux matériel coûte cher et est extrêmement risqué.
A Saint-Gilles et à Woluwé-Saint-Pierre et dans la majorité des communes flamandes, un système de vote automatisé « hybride » (électronique avec tickets), commercialisé par la société Smartmatic, sera utilisé pour la deuxième fois. L’électeur effectuera son choix au moyen d’une machine à voter dotée d’un écran tactile. Pour avoir accès à cette machine, l’électeur recevra une carte à puce (jeton) servant de clef pour lui permettre d’exprimer son vote. Une fois celui-ci confirmé, la machine imprimera un ticket reprenant le choix de l’électeur, lisible par lui-même et un code à barres en deux dimensions (QR code), illisible pour lui. Le votant devra ensuite scanner le code à barre de son ticket avant d’introduire ce dernier dans une urne. La loi prévoit explicitement que la partie lisible par tout un chacun des bulletins ne sera PAS utilisée pour effectuer la comptabilisation : « La partie dactylographiée sert uniquement à des fins de contrôle et d’audit » (article 9, § 3). La loi prévoit seulement que l’électeur pourra, s’il le souhaite, contrôler le contenu de ce code QR sur un autre ordinateur placé dans le bureau de vote. Mais les citoyens, qu’ils soient simples électeurs, témoins de partis, assesseurs ou présidents de bureau de vote n’auront toujours aucun moyen de contrôle sur la prise en compte, l’interprétation, la comptabilisation et la totalisation de leurs votes.
Lors des élections fédérales, régionales et européennes de juin 1999 et lors des élections communales d’octobre 2000, j’ai rempli mon devoir électoral, comme je l’avais toujours fait auparavant (en votant et en remplissant à de multiples reprises une fonction d’assesseur au dépouillement), tout en remettant une lettre de protestation au président de mon bureau de vote. Depuis 1999, le combat que je mène, avec d’autres citoyens, contre ce déni de démocratie qu’engendre le vote automatisé tel qu’il est actuellement pratiqué en Belgique a pris diverses autres formes : pétitions, actions en justice, conférences, articles dans la presse, rédaction de lettres ouvertes aux parlementaires et aux bourgmestres, rencontres de mandataires publics, interventions dans des medias audiovisuels, etc. Sans succès jusqu’ici.
Pour toutes ces raisons, cohérent avec moi-même, et plus que jamais soucieux de la pérennité de notre démocratie représentative, dont les élections constituent, à mes yeux, la pierre angulaire, et bien qu’il m’en coûte, je prends aujourd’hui à nouveau la décision de marquer mon opposition résolue au vote électronique tel qu’il est pratiqué en Belgique en refusant de voter de cette façon. Le jour des élections, je me rendrai dans le bureau électoral où je suis censé remplir mon devoir d’électeur. Après avoir constaté qu’on m’oblige une fois de plus à voter par un moyen non démocratique puisque incontrôlable par les citoyens-électeurs, je manifesterai mon refus de voter de cette manière au Président du bureau de vote en refusant de le faire avec la carte magnétique qu’il me présentera et je lui remettrai une copie de la présente lettre, en le priant de l’annexer au procès verbal des opérations électorales qu’il a la charge de rédiger. Je marquerai, de cette manière, mon attachement à notre démocratie représentative et mon refus d’une procédure électorale qui banalise le moment du choix de nos représentants politiques en déresponsabilisant les citoyens.
Je me réserve en outre le droit de rendre publique cette démarche à caractère protestataire.
Je vous prie de croire, Madame la Présidente, à l’expression de mes meilleurs sentiments.
Michel Staszewski